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  • Antiquités Rodriguez

LA GAZETTE N° 7


«DÉCADENCE OU VOLUPTÉ ? »


« La pudeur est déplacée en art »

Pierre Louÿs à Paul Valéry




LES MAISONS CLOSES : DÉCORS ET RITUELS DU PLAISIR


« Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » - Baudelaire



La maison close dans le Paris fin de siècle est tel l'air du temps : elle résume les aspirations confuses et contradictoires d’un XIXe finissant, à travers l’illusion d’un jeu de miroirs où décors voluptueux participent d’une mise en scène de ce que les Goncourt appellent une « délicieuse décadence »[1], à travers la réalité du lieu qui s’abolit dans l’imaginaire du décor. Entre lustre et stupre, la maison close condense les mille possibles qui s’offrent au visiteur de la fin du XIXeme. C’est ainsi que le Chabanais, « enivrant comme une coupe de champagne, entêtant comme une mélodie »[2], se fait la plus resplendissante incarnation de ces lieux d’élection du Paris décadent. Bordel extravagant pour les uns, salon de l’entre-soi des plaisirs pour les autres, Le Chabanais était situé à Paris, dans une maison discrète. C’est en 1878 qu’Alexandrine Jouannet, dite « Kelly » ouvre ce dernier, aidée dans son investissement par ses amis du Jockey Club, la décoration ayant coûté, à elle seule, 1 700 000 francs … Aussi, rien d’étonnant à ce que les décors fantaisistes soient légion dans ce lieu des plaisirs, du fait même qu’ils participent eux-mêmes à une débauche composite où la demeure revêt la dimension du corps féminin.

[1] Journal des Frères Goncourt, 1881, p.190 [2] Décors de Bordels, Paris-province 1860-1946, Nicole Canet, 2011


Rampe de l’Escalier du Chabanais en 1895 © Décors de Bordels, Nicol Canet


De ce fait, l’érotisme pénètre de plain pied dans le décoratif : ces jeux de miroirs brillant insolemment font ainsi du Chabanais le cadre choisi de l’éveil aux sens, où le visiteur entre d’abord par une grotte plongée dans l’obscurité … avant que le décorum et le faste, à travers un luxe facile, se déploient dans toute leur ampleur. Il n’est dès lors plus question de thébaïde de l’esthète, mais espace concupiscent qui réconcilie le corps de la maîtresse et le décor où celle-ci s’abandonne. Là est toute la puissance suggestive du Chabanais : il offre un plaisir descriptif éminemment pictural.




La Grotte du Chabanais en 1895 © Décors de bordels, Nicole Canet



Comme l’exigeait la tradition de l’époque, tout concourait à créer une sensation d’intimité dans le luxe et la pénombre, par le biais de lourdes tentures portières qui isolaient les pièce. Trois salons principaux – pompéien, Louis XV et japonais – étaient destinés à la présentation. Après le choix parmi les trente-cinq pensionnaires, le visiteur était conduit dans une des neuf chambres, toutes assimilées à de véritables écrins feutrés à travers l’éclectisme recherché de leur décor. Suites invitant au délassement hédoniste et à la bagatelle exotique, les chambres hindoues, mauresque ou teintées d’historicisme présentaient un souci de l’ornementation qui n’avait d’égal que le raffinement déployé avec charme dans les alcôves.




Chambre japonaise du Chabanais en 1895 (détail) © Décors de bordels, Nicole Cane




Chambre néogothique du Chabanais en 1895 © Décors de bordels, Nicole Canet



De surcroît, chaque chambre était enrichie d’éléments décoratifs offrant la quintessence de l’artisanat français de l’époque. Il n’en fallait pas moins que cette métamorphose en temple de la volupté pour susciter l’intérêt d’hôtes de marque qui ne se limitent cependant pas aux membres du Jockey Club et ni prince de Galles, le futur roi Edouard VII : on y trouve également une suite chamarrée d’augustes clients tels que le roi Charles Ier du Portugal, le Maharadjah de Kapurthala, les écrivains Pierre Louÿs ou Guy de Maupassant, qui utilisaient nombre d’objets et pièces de mobilier spécialement conçus pour la prestigieuse maison close. Outre la baignoire du prince de Galles, chef-d’œuvre de dinanderie formant un corps de sirène, un siège d’amour, ou « siège de volupté » avait été réalisé pour le client princier, par Soubrier, l’un des meilleurs artisans du Faubourg Saint-Antoine.




La baignoire du Prince de Galles au Chabanais © Décors de bordel, Nicolas Canet




La « Chaise de Volupté » ou « Siège d’amour » du Prince de Galles au Chabanais, par la Maison Soubrier



DE L’ALCÔVE À LA FEMME : LA GRANDE COURTISANERIE À LA BELLE EPOQUE


« Merci Maîtresse … » - Emile Zola, Nana (1878)


Parangon de la « chair obsessionnelle », la courtisane est présentée dans son écrin damassé, apparaissant sous les traits tantôt d’une coquette, tantôt d’une figure exaltant une communion quasi mystique, où le sexe se fait antre initiatique. Il n’est que de citer le recueil de gravures intitulé « Les Seuils empourprés » d’Ansaad de Lytencia, à l’allusion à peine voilée, pour dire toute l’ambiguïté de ces lieux qui se justifient par la chair, et, par-là même, à travers le domaine profane de l’érotisme qui une fois la porte franchie se fait sacré.



Manuel Orazzi, Messe Noire, 1903



Ainsi, si au XVIIIème un monarque imposait sa favorite au sein de sa Cour, au XIXeme les souverains et banquiers installent leur courtisane d’élection dans de somptueux hôtels particuliers. La fête impériale sous le Second Empire voit triompher la sulfureuse Castiglione, qui saura séduire durablement Napoléon III, tandis que la nouvelle bourgeoisie industrielle et d’affaires, issue de l’esprit vertueux de la Révolution française n’aura de cesse de se substituer dans le luxe et le faste à la vieille noblesse terrienne et de robe. Tout était donc réuni pour favoriser l’émergence d’une galanterie « de haut vol » à Paris.

On assiste ainsi à de fulgurantes ascensions sociales à travers les plus hauts niveaux de l’horizontalité. Toutes, dès les premiers mois de leur carrière avaient invariablement commencé sur la scène des théâtres parisiens, dans l’opulence frénétique de la Vie Parisienne mise en musique par Jacques Offenbach : il n’est que de citer Hortense Schneider et Sarah Bernhardt … Lorsque, une fois lancées et installées, elles quittaient le théâtre, c’était pour s’imposer, certes dans le lit de personnalités qui deviendront de fidèles protecteurs, mais aussi et surtout dans l’élaboration d’un canon et d’un goût qui demeurera indissociable de leur fantasque filiation ; telles Liane de Pougy, Cléo de Mérode …Et Valtesse de la Bigne. Cette dernière défraiera la chronique de la fin du Second Empire et du début de la Troisième République, tant par sa beauté et sa personnalité que son influence dans les arts et la littérature. Née en 1848, Lucie Emilie Delabigne débuta comme artiste lyrique dans le rôle d’Hébé d’Orphée aux Enfers d’Offenbach dont elle fut la maîtresse et qui lui présentera son premier protecteur le prince Lubormiski. Lucie Delabigne devint la maîtresse de ses vices ; dès lors elle s’appellera Valtesse de La Bigne, « scandaleuse, libérée, misanthrope, d’une volonté de fer et d’une intelligence redoutable, qui joue les femmes fatales et cruelles, qui n’a aucun tabou et sait parfaitement répondre aux fantasmes masculins les plus secrets … » [3]


[1] Valtesse de la Bigne ou le pouvoir de la volupté, Yolaine de la Bigne, Editions Perrin, 1999, préface.


Lit de Valtesse de la Bigne par Edouard Lièvre, Paris, 1875, H.140 x L. 260 x l.200 cm , bâti en bois, bronze doré, velours de soie vert © Musée des Arts Décoratifs



Sa grande notoriété lui valut d’être remarquée par le duc de Talleyrand-Périgord, qui se faisait appeler « Prince de Sagan » doté d’une fortune considérable et considéré comme l’arbitre des élégances. Il lui fit construire, par l’architecte Jules Février, de 1875 à 1877 un hôtel particulier sur le boulevard Malesherbes dans le dix-septième arrondissement. Elle acquit ainsi le statut de grande courtisane lorsqu’elle emménagea après y avoir fait installer un somptueux lit de parade en bronze dessiné par Edouard Lièvre (1829-1886) au milieu d’une profusion de peinture et d’objets d’art de grande valeur qui démultipliaient à l’envi un intérieur d’une exubérance extraordinaire. Voisine et amie du peintre de bataille Edouard Detaille pour lequel elle nourrissait une vive passion, Valtesse de la Bigne savait attirer les hommes importants qui venaient chercher auprès d’elle la griserie transgressive des sens. En effet, nombreux sont les témoignages de son art consommé dans le maniement sans pareil de la cravache qu’elle accompagnait de quelques chaînes, toujours avec une raffinée perversité.




Canne de flagellation dite « chat à 6 queues », 6 chaînes terminées par de fines boules en laiton doré repercé. Fût en laiton ébénisé. Poignée en argent à décor rocaille avec roses. En réserve est gravé : « V de la B » (Valtesse de la Bigne) © M. et G. Segas experts, Paris



A tel point que Zola la prit comme modèle dans le chapitre XIII de son roman Nana, paru en 1878, lorsqu’il évoque la visite d’un notable du Second Empire chez une courtisane « Dans son luxe, la chambre resplendissait. Des capitons d’argent semaient d’étoiles vives le velours rose des tentures, tandis que des cordelières d’or tombaient aux angles… Le lit étalait la royauté de sa nudité. Elle était dans sa religieuse impudeur l’idole redoutée, figure éclatante de la toute puissance de son sexe. »[4] Toute puissante dans sa féminité, Valtesse de la Bigne s’avéra aussi une figure de soutien désintéressé pour nombre d’artistes tels qu’Henri Gervex, Edouard Manet, Eugène Boudin, Gustave Courbet … qui furent tous ses amants, ce qui lui valut le surnom de l’ « Union des Peintres ». Valtesse de la Bigne finira par quitter discrètement la scène de la galanterie, à la tête d’une fortune considérable, vendant en 1900 une partie de son ameublement, de ses collections et de ses bijoux. Elle se retira à Ville d’Avray où elle s’éteignit en 1910. Véritable signe de revanche esthétique et sociale, elle y fit construire d’après ses dessins un monument funéraire destiné à recueillir ses cendres, en marbre et granit où des aigles sculptés encadrent l’urne et le flambeau soutenus par un majestueux piédestal de bronze. Avant la Belle Otero, Valtesse de la Bigne aura su peupler le cortège des japonaiseries et des plaisirs de la chair en substituant aux lupanars de luxe l’érotisme feutré et élégant de son salon …

[1] Nana, Emile Zola, 1878, p. 284



Monument funéraire de Valtesse de la Bigne au Cimetière de Ville-d’Avray, hélas aujourd’hui disparu.



BIBLIOGRAPHIE :

- Obsessions & Perversions dans la littérature et les demeures à la fin du dix-neuvième siècle, Séverine Jouve, Paris, Hermann, 1996

- Maisons Closes (1860-1946), Nicole Canet, Editions Au Bonheur du Jour, 1986

- Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire, Editions Diane de Selliers, 2007

- Histoire(s) du Paris Libertin, Marc Lemonier et Alexandre Dupouy, Editions la Musardine, 2003

- Etudes et notes sur Nana d’Emile Zola, Henri Mitterand, Collection La Pléïade, Edition Gallimard, 1975

- Décors de Bordels, Paris-province 1860-1946, Nicole Canet, 2011.

- Valtesse de la Bigne ou le pouvoir de la volupté, Yolaine de la Bigne, Editions Perrin, 1999

- Les Maisons closes, Félicien Davray, Editions Pygmalion, 1980



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Direction artistique : Roxane Rodriguez

Coordinatrice : Déborah Lalaudière



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