"Buis, broderies, de perspectives en Folies"
PENSER LES JARDINS AU XVIIIÈME : DE LA NATURE MAGNIFIÉE EN ART À LA TRANSFIGURATION DU POUVOIR
L’HÉRITAGE DU GRAND SIÈCLE : LE GOÛT À LA FRANÇAISE
15 septembre 1700. André le Nôtre, grand ordonnateur des jardins du Domaine royal de Versailles et de tant d’autres demeures princières telles Chantilly ou Saint-Cloud quitte la scène, quinze ans presque jour pour jour avant le monarque dont il aura su inspirer l’admiration et la profonde amitié. Avec la discrète disparition de celui qui fut l’heureux démiurge d’innombrables univers de plein air où l’illusion créative côtoie la rigueur majestueuse, un siècle de jardins fait son deuil tout en inaugurant une ère de renouvellement inventif mais non moins exigeant à travers les divers savoir-faire dans l’aménagement et l’embellissement d’authentiques palais de verdure. En effet, si la carrière exceptionnelle du « magicien de l’espace » que fut André Le Nôtre atteste de l’inlassable émulation d’artistes prodiges de la topiaire et du parterre, la transition qui s’opère alors à l’aube du XVIIIème siècle s’annonce tel un éloquent désir de constante surenchère dans la définition d’un modèle de jardin moins formel tendant vers une perfection plus naturelle : le rêve classique de l’Arcadie, porté au nues par Poussin et Le Sueur opère un déplacement vers une poétique du paysage dont le discours sensible n’aura de cesse de s’éprouver par le biais de compositions et d’éléments décoratifs libérés dans leur forme et la symbolique qu’ils épousent – les merveilles parlantes du jardin vu à travers un décor comme portrait.
DE L’ART DE MONTRER LES JARDINS : UN RECOURS ESTHÉTIQUE
Si l’on voulait définir en premier lieu ce qu’est un jardin, il conviendrait de retenir sa fonction plastique telle qu’elle apparaît à l’homme lettré des Lumières : vu par le biais d’une architecture figurée comme un personnage à part entière, il est constitué à partir d’un canevas de contours, courbes et contrecourbes et motifs qui offrent un ensemble intentionnellement pictural. Il opère ainsi la synthèse narrative des correspondances que souhaite désigner son propriétaire au spectateur, tel un miroir qui suit les multiples variations sentimentales et champêtres de son goût et de son existence. Ce propos revêt ainsi la dimension d’une invite spirituelle comme un ordre architectural qui serait déterminé par l’attitude de l’époque. Ainsi en est-il du Prince de Ligne qui fera du parc du château familial de BelOeil en Belgique une synthèse magistrale des arts destinée à exacerber tous les sens à la fois, où le jardin se fait livre ouvert. Dans la caverne de l’Envie qui apparaît « telle qu’elle est décrite par Ovide » (Prince de Ligne) le promeneur découvre les bustes de Molière, de La Fontaine, de Voltaire, de Montesquieu et de Rousseau. Le jardin se fait donc littéraire, notamment lorsque Ligne fait graver sur les écorces des maximes qui se succédant au gré de la promenade, sont propices à la méditation. Mais si le jardin décline toutes sortes de synesthésies éveillant une myriade d’idées et de réflexions, il recourt avant tout au vocabulaire d’une scénographie voluptueuse et rationnelle, le jardin à l’anglaise d’une part, à la française d’autre part.
Ce sens du dessein allié à l’introspection libre à travers les métaphores, l’histoire et les traditions, sollicite de fait tout un cortège de réalités imaginaires propres à la machine à rêves qui préside aux destinées du jardin comme phantasme, tangible mais inaccessible, hormis les initiées.
LA COMPOSITION DES JARDINS : ENTRE RÊVERIE ET POUVOIR
D’où la fonction essentielle de la statuaire, des fabriques, vases et ornements présents dans les jardins au XVIIIème siècle, obéissant à une certaine logique du microcosme universel qu’ils tendent à illustrer. Au delà d’une simple nature restructurée, ils répondent à un art de la composition d’ensemble en s’alliant au végétal tout en agrémentant les flâneries et déambulations du promeneur averti qui saura en déchiffrer la symbolique par des sujets récurrents et identifiables. Ainsi en est-il du sphinx, figure d’élection des itinéraires mystiques, dont la position à mi-chemin entre exotisme et ésotérisme s’inscrit bien dans le rapport de l’Art et de la Nature vu comme phantasia. Le jardin éblouit, appelle, inquiète, ravit, et peut emprisonner aussi bien qu’il donne à réfléchir, et le sphinx, qui se déclinera surtout à partir du XVIIIème sous la forme d’une femme – la sphinge- accueille et protège en ayant pour rôle notable de suggérer le mystère de l’inconnu et les vertus – dont la Sagesse et le Savoir - sans se départir de son caractère décoratif. Il n’est que de se référer au Palais de Sans-Souci à Potsdam: Frédéric II de Prusse (1744-1797) conçut le projet d’installer de part et d’autre de l’entrée de l’Orangerie, mais également dans le parc du Neues Schloss à l’extrémité du parc, des sphinges postées telles des sentinelles veillant sur le Jardin anglais entourant le précieux palais de marbre rose. À la dimension statuaire égyptienne se superpose une veine symbolique dépassant la simple utilisation naturelle : membre de la société secrète de la Rose-Croix, et familier des rites maçonniques, il est naturel que le Grand Frédéric ait choisi de placer les abords de ses brillantes folies architecturales sous le sceau du mystère, propice à susciter la stupeur des mortels non initiés …
Autre point de convergence des yeux et des idées, un animal réel mais non moins pourvu d’un caractère allégorique et politique : le bélier, dont on retrouve la représentation la plus éloquente sculptée sur nombre de vases de jardin monumentaux. Ainsi à Versailles, un vase de marbre dû à Jean Le Pautre (1673) aux anses formées de deux têtes de béliers desquelles sortent des cornes d’abondance, reflète bien l’esprit des contemporains de Louis XIV : à la cour du Grand Roi, chacun savait la signification de ces symboles, dont s’inspiraient les artistes pour leurs compositions. Situé aux extrémités du Parterre d’eau, entre l’Appartement du Roi et l’Appartement de la Reine, dominant la perspective rythmée par le Bassin de Latone et le Grand Canal. Avec leur pied de marbre s’élançant d’une base en pierre, avec les têtes de bélier formant les anses et les souples couronnes de feuillage ornant le vaisseau, leur présence est significative du fait du motif central offrant le « Soleil » de Louis XIV. Au-delà du symbole fameux traduit par une tête triomphale auréolée de rayons divins, le bélier rehausse la sémantique du pouvoir et de la force virile tout en se situant à un emplacement stratégique où, en fonction des saisons, l’astre du jour se lève ou se couche à l’horizon : la position emblématique de la renaissance qui s’ajoute à la puissance se révèle ici pleinement affirmée.
Représentation ultime du pouvoir sacré et profane, et par-là même de l’alliance du trône et de l’autel, du pouvoir séculier et régulier, les « pots à feu » montés en balustres qui se succèdent sans interruption telle une couronne ceignant le faîtage du Château de Versailles – on n’en dénombre pas moins de cinquante-huit parmi les ornements de la cour de Marbre et de la Cour royale - présentent un signe d’assemblement symbolique et constructif au-delà de la simple fonction d’ornement. Entrelacs des éléments, du feu et de la matière, les pots à feu, bien que réalisés en pierre, ne sont que le prolongement du pouvoir de droit divin et par extension du gallicanisme royal au travers d’une large ceinture de symboles sculptés. Autre fait révélateur de la veine polysémique du pot à feu, dont le rapprochement ne doit pas être attribué au hasard : le feu dit « grégeois » (arme incendiaire utilisée notamment en mer sous l’Empire byzantin) ou pot en terre enflammé est choisi à dessein en ce qu’il se révèle être l’emblème de la Maison de Bourbon, et plus particulièrement des Ducs de Bourbon, figurant sur les sceaux armoriaux depuis 1447 sous Charles Ier, que ce dernier adopte comme emblématique dès le début de son principat associé à la devise PARTOUT. Réminiscence de l’ancestral emblème des prédécesseurs de Louis XIV, cette figure que l’on pourrait de prime abord circonscrire à la pure dimension ornementale concourt à rappeler la légitimité d’un pouvoir qui ne fut pas toujours acquis, notamment lors de la Fronde : d’abord adjointes par le cardinal Charles de Bourbon sur son écusson, la fleur de lys apparaît à partir du XVIème siècle au nombre de trois sur l’emblème des Bourbons.
POÉTIQUE DES JARDINS : ENTRE VÉGÉTAL ET NOBLESSE DE LA PIERRE
« Et sur son socle enfin, du pied jusques aux anses,
Le grand Vase se dressait nu dans le silence,
Et, sculptée en spirale à son marbre vivant,
La ronde dispersée et dont un faible vent
Apportait dans l’écho la rumeur disparue,
Tournait avec ses boucs, ses dieux, ses femmes nues,
Ses centaures cabrés et ses faunes adroits,
Silencieusement autour de la paroi … »
Henri de Régnier Les Jeux rustiques et divins, 1918
BIBLIOGRAPHIE :
Marguerite Charageat, des jardins: précis historique sur l'art des jardins, 1930.
Édouard François André, des jardins: Traité général de la composition des parcs et jardins, 1879.
Dominique Garrigues, et jardiniers de Versailles au grand siècle, 2001.
Bernard Champigneulle, Versailles dans l'art et l'histoire, 1954.
Prince Charles-Joseph de Ligne, d'œil sur Belœil: Ecrits sur les jardins et l'urbanisme, 1781.
Jean-Marie de La Mure, des Ducs de Bourbon et des Comtes de Forez, Tome deuxième, 1848.
Henri de Régnier, Jeux rustiques et divins, 1918.
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